Charles Delhez sj —
Les humains ont toujours cherché à se relier à leurs défunts. Tous les rites nous le rappellent même si les mots varient : âme, esprit, conscience… Sauf débordement condamnable, personne ne manque de respect à un mort. Le corps inanimé reste le signe d’une présence. Une tombe ne peut être profanée. Nous pressentons que nous ne sommes pas qu’un agrégat d'atomes, qu’il y a autre chose que la matière.
« Il est bien là où il est », entend-on souvent. Oui, mais où ? Mais qu’y a-t-il donc après ? Certains croient en un au-delà – 84% de la population mondiale, semble-t-il. Chez nous, cette croyance est en diminution. Les personnes endeuillées me parlent d’une survie dans la mémoire de ceux qui restent. Mais la personne elle-même dans ce qu’elle a d’unique, indépendamment de moi, qu’est-elle devenue ?
Personne n’échappe à cette interrogation, mais elle n’obsède plus comme au temps des cathédrales dont le tympan représentait le Jugement dernier. La modernité a opéré un déplacement du ciel vers la terre. Ce qui importe, dit-on, c’est de vivre “ici et maintenant”, en pleine conscience. Pour après, on verra bien.
L’au-delà n’est plus dramatisé. Il est d’emblée vu de manière positive, que ce soit dans le ciel ou dans le souvenir. À l’église, le Dies iræ, dies illa (jour de colère, ce jour-là) ne retentit plus. Chrétiens et agnostiques souhaitent que la cérémonie soit de joie. On ne veut plus de la colère des dieux ! Ni d’un opium du peuple. Que ce soit une manière de se consoler ou une foi profonde, l’au-delà n’est plus vu en termes de punition-récompense, mais en termes de liens qui demeurent, de souvenirs positifs qui restent.
Le grand historien Jean Delumeau a bien montré que, depuis les origines, le « ciel » a été compris par les chrétiens comme une « situation d’harmonie parfaite entre les êtres humains ». Dès aujourd’hui, il y a déjà une « étroite relation entre les vivants et les morts[1] ».
Cette conviction anime ceux qui célèbrent la Toussaint. La mort ne rompt pas les liens tissés. Et c’est la même espérance qui est fêtée à Pâques : la mort n’a pas érigé un mur entre Jésus et ses disciples. Ils ont découvert, émerveillés, qu’il était encore avec eux jusqu’à la fin des temps, présence intériorisée, certes, mais peut-être d’autant plus forte. Il y a, au cœur de Dieu, une mémoire éternelle de celle ou celui que je suis devenu au fil du temps. Nous nous retrouverons.
Tous nous mourrons, mais il n’y a ni apprentissage ni expérience préalable. Seul ce que nous vivons aujourd’hui prépare notre mort. Jour après jour, nous sculptons notre visage d’éternité. Toute représentation imaginaire serait vaine et appauvrirait cette espérance. La chenille peut-elle deviner le papillon qu’elle deviendra ? La parole n’est pas à l’imagination, mais à la conviction : la vie ne nous a pas été donnée en vain, « elle n'est pas enlevée, mais transformée », proclame la liturgie.
La seule chose que la mort nous apprenne, nous dit Éric-Emmanuel Schmitt, c’est qu’il est urgent d’aimer. Quand j’aime, je touche à quelque chose d’absolu dès maintenant. L’éternité est déjà commencée. Le papillon est déjà en promesse dans la chenille.
L’amour fait vivre dès ici-bas. Au-delà de la mort, c’est encore l’amour qui règne. Ne perdons dès lors pas de temps : dans tout geste d’amour vrai, c’est la vie qui gagne du terrain.
[1] Que reste-t-il du Paradis ? Fayard 2000.
Comentários